Détresse des soignants : une crise qui s’intensifie
Discussion entre Anna Greenberg, présidente et chef de la direction par intérim de Qualité des services de santé Ontario, et Craig Lindsay, une personne possédant une importante expérience à titre de soignant. Anna et Craig discutent du problème élargi de la détresse des soignants et des problèmes très personnels auxquels peut être confrontée une personne soignante.
Anna Greenberg : Il y a trois ans, Qualité des services de santé Ontario a publié La réalité des personnes soignantes, un rapport qui documentait le pourcentage accru de personnes soignantes non rémunérées (prenant soin de clients des soins à domicile) déclarant souffrir de stress et d’épuisement. Depuis la publication de ce rapport, la situation s’est aggravée - plutôt que de s’améliorer. Les plus récentes données indiquent que 44 % des clients des soins à domicile qui reçoivent l’aide d’un aidant naturel ou d’une personne soignante non rémunérée ont déclaré au moins une fois que leur soignant souffrait de détresse, de colère ou de dépression en lien avec son rôle ou était incapable de poursuivre ses activités de prestation des soins. Il s’agit d’une augmentation de 21 % en deux ans.
Craig Lindsay : Je peux attester de cette situation par expérience personnelle. Ma mère, Lois, a vécu seule pendant les 16 dernières années de sa vie. Elle avait besoin d’une aide minimale : quelqu’un pour l’accompagner à ses rendez-vous, pour l’aider à comprendre ses médicaments, pour faire un entretien ménager général et pour garder son domicile sécuritaire et accessible. Je pouvais m’en occuper, et mes frères m’aidaient. À mesure qu’elle vieillissait, ses besoins ont changé. Malheureusement, les miens aussi. Mes reins ont cessé de fonctionner et j’ai commencé la dialyse trois fois par semaine. Ma capacité à soutenir ses soins, après qu’elle ait reçu un diagnostic de cancer du poumon en phase terminale, n’a pas été ce qu’elle aurait dû être. Au cours de ces dernières semaines, j’ai eu de la difficulté à l’aider à mourir confortablement à la maison. Le fait de composer avec ces responsabilités a inévitablement entraîné du stress, et je sais que ma situation est loin d’être un cas unique.
Je dormais au domicile de ma mère, et je me réveillais deux ou trois fois durant la nuit au son d’une cloche, ce qui signifiait qu’elle devait aller à la salle de bains. Je me levais pour l'aider, la rassurer, m’assurer qu’elle avait tous ses médicaments et pour vérifier s’il fallait contrôler sa douleur ou si la bouteille d’oxygène à côté de son lit devait être changée. Je me réveillais épuisé et, après avoir organisé des soins infirmiers privés pendant le jour, je me rendais à la maison m’occuper de certaines choses, puis je recevais ma dialyse dans l’après-midi. Je retournais ensuite chez ma mère pour recommencer ce processus de nouveau.
Anna Greenberg : Vous décrivez une situation que vivent de nombreux aidants naturels - habituellement des membres de la famille, des amis ou des voisins. Nous savons que 96 % des clients des soins à domicile qui reçoivent des soins pendant de longues périodes comptent sur les aidants naturels et qu’ils ont besoin de plus de soins comparativement aux patients des soins à domicile d’il y a quatre ans. Ils sont aussi plus âgés, sont souvent atteints de démence et souffrent de plus grandes déficiences physiques et cognitives. Bien que l’on compte 23 % plus de clients des soins à domicile qu’il y a trois ans, le nombre de visites réalisées par un fournisseur rémunéré de soins à domicile n’a augmenté que de 8 %.
Craig Lindsay : J’avais travaillé en soins de santé à titre de membre du personnel paramédical naviguant, alors je comprenais comment aider ma mère à cheminer dans le système pour recevoir des soins. Je connaissais ses médecins et spécialistes, ses préoccupations en matière de santé, ainsi que les services dont elle avait besoin et la façon d’y accéder. Le système est inutilement complexe et mal coordonné, mais à deux nous y arrivions. Pourtant, lorsque ma mère a quitté l’hôpital pour la dernière fois, je m’attendais à ce que le système de santé s’occupe automatiquement de créer une équipe de soutien pour lui offrir des soins palliatifs à domicile, y compris des soins infirmiers, du counselling psychologique et des visites à domicile d’un médecin en soins palliatifs. En lieu et place, je n’ai reçu aucun renseignement sur la façon de garder ma mère à la maison confortablement et j’ai été laissé à moi-même pour tout organiser. Vers la fin, lorsque j’ai senti que j’avais atteint ma limite, j’ai pensé conduire ma mère aux services des urgences. J’étais amer et en colère parce que le système ne pouvait fournir les ressources pour lui permettre de mourir à la maison de façon confortable. Après avoir tenu le coup pendant quelques jours, j’ai téléphoné à l’infirmière à la clinique de cancérologie pour prendre des dispositions afin de la transférer dans une maison de soins palliatifs, où ma mère a reçu d’excellents soins jusqu’à son décès trois jours plus tard.
Anna Greenberg : Les soignants nous mentionnent souvent à quel point la situation est difficile et demande du temps. En moyenne, les clients de soins à domicile de longue durée reçoivent environ 21 heures de soins par semaine de soignants qui sont des membres de la famille ou des amis. Bien que les taux de détresse parmi ces soignants puissent grandement varier par région dans la province, l’Ontario est la province qui compte le pourcentage le plus élevé de patients recevant des soins à domicile dont les soignants vivent de la détresse, lorsque des données comparables existent.
Craig Lindsay : Avec le recul, j’ignorais comment demander de l’aide ou à qui la demander. J’avais seulement l’impression de ne pas bien réussir à gérer toutes les demandes conflictuelles auxquelles j’étais confronté. Après la mort de ma mère, j’ai entendu d’autres personnes de différentes parties de la province dire qu’un préposé aux services de soutien à la personne s’occupait de leur proche huit heures par jour, en plus de recevoir des services de soins infirmiers et des visites d’un médecin à domicile. Je me rappelle avoir souhaité que ma mère ait eu le même code postal.
Anna Greenberg : Une plus grande sensibilisation à ces enjeux a été faite par les soignants eux-mêmes et par différents organismes. Chaque année depuis 2015, la Change Foundation documente les problèmes croissants auxquels sont confrontées les personnes soignantes non rémunérées et les histoires qu’elles doivent raconter partout dans la province. L’évaluation annuelle du système de soins de santé réalisée par Qualité des services de santé Ontario – À la hauteur – déclare des statistiques qui concordent avec ces récits, et nous travaillons avec des partenaires pour introduire un nouveau sondage de routine en Ontario qui questionnerait les aidants naturels de clients des soins à domicile sur leurs expériences.
Craig Lindsay : J’espère seulement que mon histoire peut en aider d’autres à trouver des façons d’améliorer le système pour les personnes qui veulent recevoir des soins à domicile et pour ceux qui prennent soin de ces personnes.